Adossée au bois, l’Auberge ressemble à une gigantesque cabane de trappeurs, entre la bâtisse pour camps de ski et l’hôtel 3* rafraîchi. Rondins, fleurs, bâtiments divers, longue passerelle jusqu’à l’entrée. A la réception, les choses sont claires : ne pas parler dans les couloirs, ne pas claquer les portes, ne pas écouter de musique forte dans sa chambre. J’ai douze ans à nouveau, février, une semaine à la montagne avec l’école. Je prévois de mâcher du chewing-gum, fumer en cachette, et écouter à fond Popcorn, des Hot-Butter. Titatitatitata.
Deux restaurants avec des horaires stricts, à réserver pour le petit déjeuner. « Aucune tolérance», annonce la jeune fille. Si je suis en retard sur l’heure choisie, je serai refoulée. Elle a l’accent français, comme souvent dans la restauration dans ce pays. Je suis aussi censée coller un autocollant sur ma poitrine pour signifier mon appartenance aux clients de l’hôtel. Je le perds aussitôt. Mauvais esprit.
Dans la chambre, refaite à grands coups de pinceaux insouciants qui ont goutté sur le plancher, une jolie terrasse, vue sur le lac. Fraîcheur du soir qui s’en vient. Sur le mur derrière le lit, écrite en grandes lettres : « Liberté, n.f. (lat. libertas) ». Ça me convient.
Durant la nuit, je comprends mieux les injonctions à se taire. Les murs sont en papier, les hôtes bruyants, la musique forte. Le frigo vide frissonne chaque dix minutes, pétarade, frissonne à nouveau. S’endort. Recommence. Je le débranche. Sommeil.
Au matin, buffet du petit déjeuner à l’heure dite. La faim limite mes velléités de rebellion. Ici, le débat qui agite la France du nord au sud, est clos : on dit « Chocolatine ! » et non « pain au chocolat ». La salle est taillée pour les groupes. Des familles, des randonneurs avalent leur repas alors que des enfants courent un peu partout.
Dans une énorme cheminée brûle un bon feu. A part le sirop d’érable, tout semble américain, les pancakes, les œufs, le trio de fruits frais, melon, ananas, raisin sans pépins.
Dehors attendent des canoë gelés, deux piscines fumantes, le lac toujours, et de nombreux sentiers de randonnée comme je les aime, dans les bois et à plat. Je choisis le jaune. Il longe la rive, puis la quitte, longe des roselières rousses. Un homme pêche, loin dans l’eau. Barbe, casquette, la ligne tire fort, formant un arc. Soleil, ciel bleu révulsé de nuages. Je marche sur du sable, des plantes grasses fleurissent en rouge et orange. Au milieu de mousses, pousse un champignon rose ébouriffé que j’ai d'abord pris pour une fleur. Le lac cède la place à des marais sombres et odorants, un héron s’envole en ronchonnant.
Derrière moi, le ciel reflété sur l’eau, les forêts illuminées de rayons, plus loin de petits nuages blancs que mon esprit s’entête à prendre pour de la neige sur des sommets qui n'existent pas.
Des écureuils rondouillards s'enfuient. Hop à l'abri sur un arbre couverts de lichen bleuâtre. Un lièvre brun se fige dans les feuilles. Ses oreilles sont plus courtes que celles des lapins que j’aperçois filer dans les vignes au mini-pays, avec leur pelage de brosse à récurer. Sur le lac qui s’éloigne, une barge et du silence.
Je crains de m’être perdue, la carte est approximative, GPS et mobile désactivés. Aucun panneau. Entre deux chemins, je choisis celui qui semble revenir vers l’Auberge. Il aboutit sur une route fermée par une barrière. Encore. J’opte pour le chemin blanc sur la carte. On verra. Je joue un peu avec l’idée de me perdre. Après huit kilomètres, revoilà les bouleaux, et loin sous les arbres, les rondins, les balcons. Je croise des passants que je salue, vieille habitude de randonnée. Ils me répondent, un peu surpris. Certains se retournent après quelques mètres.
Dans l’Auberge, il fait chaud. Les bistrots sont fermés. « Il existe », me dit la jeune fille à la réception, une autre Française, « un distributeur de nourriture en bas de l’escalier dans le couloir ». La curiosité me pousse à vérifier. Quelques plats à base de tortilla froide, saucisses grises, salade à petite mine. Je m’installe sur la terrasse pour grignoter dans le froid des provisions de roadtrip, bretzels, tomates cerises, pommes.
Je file dans les bassins chauffés. Sauna dans une cabane rudimentaire. A l’extérieur devant la porte, un système de poulie fait basculer un seau en zinc rempli d’eau glacée. Je m’exécute sous les regards tendus des gens immergés jusqu’au cou dans de l’eau à 40 degrés. Choc, plaisir, j’aime ce froid incroyable, gifle de la glace sur le corps brûlant, peau rouge, respiration coupée, et puis ça dégouline, le vent se lève, les dents claquent. Trois marches, me laisser glisser dans les remous bien chauds. Attendre. Sortir. Recommencer. Eau. Air sec. Seau qui brinquebale, garder les yeux grand ouverts sous la cascade gelée.
Au soir, steak, asperges et purée de pommes de terre sur la terrasse chauffée.
Au-delà de la fenêtre noire, le lac imperceptible, animaux, étoiles, le sauvage tenu en respect par les lumières.
A demain
« Mettez les voiles. Explorez. Rêvez. Découvrez. » Mark Twain.
Illustrations CanvaAI, Cette fois avec un twist qui ne me déplaît pas.
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